L'Enmerdification du Web : Théorie de l'effondrement des plateformes et comment survivre à la fin de l'âge d'or

Introduction : Le sentiment insidieux que "c'était mieux avant"

Il y a une sensation étrange qui traverse l'esprit de quiconque utilise Internet depuis plus de dix ans. Ce n'est pas de la nostalgie mal placée, ni un refus de la modernité. C'est un constat empirique, froid et frustrant : l'expérience utilisateur numérique se dégrade.

Souvenez-vous de la recherche Google en 2010. Vous tapiez une requête, et les trois premiers résultats étaient exactement ce que vous cherchiez. Aujourd'hui, vous devez scroller par-dessus quatre annonces "Sponsorisées", passer une boîte de "Questions suggérées", ignorer des vidéos YouTube forcées, pour enfin trouver un lien organique qui est souvent un article généré par IA conçu pour plaire au robot, pas à vous.

Souvenez-vous d'Amazon à ses débuts. C'était la "librairie universelle". On y trouvait tout, classé par pertinence. Aujourd'hui, c'est un bazar chaotique où les produits les moins chers et les plus douteux, propulsés par de la publicité payante, éclipsent les produits de qualité. La première page de résultats est devenue un panneau publicitaire déguisé en catalogue.

Souvenez-vous de Facebook ou Instagram. C'était un endroit pour voir les nouvelles de vos amis et de votre famille. Aujourd'hui, c'est un flux ininterrompu de "Contenu suggéré", de vidéos virales d'inconnus et de publicités ciblées, où les photos de vos proches n'apparaissent qu'une fois toutes les dix publications.

Ce phénomène n'est pas le fruit du hasard. Ce n'est pas non plus une simple incompétence des ingénieurs. C'est un cycle de vie économique précis, documenté et inévitable que l'auteur et activiste Cory Doctorow a baptisé d'un terme volontairement vulgaire mais terriblement précis : l'Enshittification (que l'on pourrait traduire poliment par "l'Enmerdification").

Dans ce dossier exhaustif, nous allons disséquer l'anatomie de ce déclin. Nous allons comprendre pourquoi les plateformes que nous aimions se retournent systématiquement contre nous, comment les monopoles tuent l'innovation, et surtout, comment nous pouvons, en tant qu'utilisateurs et créateurs, échapper à ce cycle infernal pour rebâtir un Internet à taille humaine.

Chapitre 1 : La Mécanique du Piège (Les 3 phases de la mort)

Pour comprendre pourquoi votre application préférée est devenue un enfer ergonomique, il faut comprendre le modèle économique des plateformes bifaces (Two-Sided Markets). Une plateforme est un intermédiaire entre deux groupes : les utilisateurs (vous) et les clients (les annonceurs, les vendeurs).

Selon la théorie de Doctorow, l'Enshittification suit toujours les trois mêmes étapes, tel un script immuable.

Phase 1 : Soyez gentils avec les utilisateurs (L'Appât)

Au début, la plateforme a besoin de vous. Elle a besoin de "Masse Critique". Pour vous attirer, elle opère à perte. Elle brûle l'argent de ses investisseurs (Venture Capital) pour vous offrir un service incroyable, gratuit, et sans publicité.

• Uber subventionnait les courses : c'était moins cher que le taxi et mieux payé pour le chauffeur.
• Amazon vendait des livres à perte pour tuer les libraires.
• Facebook et TikTok vous montraient vraiment ce que vous vouliez voir pour vous rendre accro. C'est l'Âge d'Or. L'utilisateur est roi. Nous tombons tous amoureux du service. Nous y déplaçons nos vies, nos photos, nos contacts. Nous créons un Effet de Réseau : je suis sur Facebook parce que tu y es.

Phase 2 : Abusez des utilisateurs pour servir les clients (Le Crochet)

Une fois que vous êtes "verrouillé" (Locked-in), que vous ne pouvez plus partir sans perdre votre audience ou vos souvenirs, la plateforme change les règles. Elle doit maintenant gagner de l'argent. Elle commence donc à dégrader votre expérience pour privilégier ceux qui paient : les annonceurs.

• Votre fil d'actualité se remplit de pubs.
• Google dégrade ses résultats de recherche pour vous forcer à cliquer sur les annonces.
• Amazon met en avant les vendeurs qui paient pour le "Fulfillment by Amazon". L'utilisateur râle, mais il reste. Où irait-il ? Tous ses amis sont là. Le coût de départ (Switching Cost) est trop élevé. Nous devenons des otages.

Phase 3 : Abusez de tout le monde pour garder toute la valeur (La Rente)

C'est la phase terminale. Maintenant que les utilisateurs sont piégés ET que les entreprises dépendent de la plateforme pour survivre, la plateforme cesse d'innover et commence à "tondre" tout le monde. Elle augmente les prix pour les annonceurs tout en réduisant la visibilité. Elle réduit la portée organique à zéro. Elle baisse la rémunération des créateurs (YouTube, Twitch). La plateforme devient un seigneur féodal qui prélève une taxe massive sur chaque interaction, sans plus rien apporter en retour. Le service devient objectivement mauvais, lent, et bourré de spam. Mais le monopole est tel que personne ne peut le contester.

Chapitre 2 : La Fin de l'Interopérabilité (Les Jardins Clos)

Pourquoi acceptons-nous de rester sur des plateformes qui nous traitent si mal ? La réponse tient en un mot technique : l'Interopérabilité. Ou plutôt, sa disparition.

Dans les débuts d'Internet, les services étaient ouverts. Si vous n'aimiez pas votre fournisseur d'e-mail, vous pouviez en changer tout en continuant à écrire à vos amis. C'est le principe du protocole (SMTP pour les mails, HTTP pour le web). Aujourd'hui, les plateformes sont des "Walled Gardens" (Jardins Clos).

• Vous ne pouvez pas envoyer un message depuis WhatsApp vers iMessage.
• Vous ne pouvez pas exporter votre "Social Graph" (votre liste d'amis) de Facebook vers une autre plateforme.
• Vous ne pouvez pas transférer vos achats de jeux vidéo d'un iPhone vers un Android.

Les géants de la Tech ont délibérément construit des murs infranchissables. Ils ont tué l'interopérabilité pour empêcher la concurrence. Imaginez si votre opérateur téléphonique vous interdisait d'appeler les clients d'un autre opérateur. Cela semblerait absurde et illégal. Pourtant, c'est exactement ce que font les réseaux sociaux.

Cette stratégie de la "Terre Brûlée" empêche l'émergence d'alternatives. Même si une nouvelle application géniale sort demain, elle restera vide car personne ne veut repartir de zéro, sans ses amis. C'est ce verrouillage technique qui permet l'Enshittification : ils peuvent se permettre d'être mauvais, car vous êtes prisonnier.

Chapitre 3 : La Crise du SEO et le "Web Poubelle"

L'impact de ce déclin ne se limite pas aux réseaux sociaux. Il a contaminé la structure même de la connaissance : le World Wide Web. Google, en tant que gardien du temple, a dicté les règles pendant 20 ans. Pour être visible, il fallait plaire à Google.

Cela a créé une industrie perverse : le SEO de masse (Search Engine Optimization). Au lieu de créer du contenu pour les humains, les créateurs ont commencé à créer du contenu pour les robots. C'est ce qui explique le syndrome du "Blog de Recette" :

• Vous voulez la recette des crêpes.
• Vous tombez sur un article de 2500 mots qui raconte l'enfance de l'auteur en Bretagne, l'histoire de la farine de sarrasin, et la météo qu'il faisait ce jour-là.
• Pourquoi ? Parce que Google exige du "contenu long" et que l'auteur doit placer 15 bannières publicitaires pour survivre.

Avec l'arrivée de l'IA générative (ChatGPT), ce phénomène s'accélère de manière exponentielle. Le web est inondé de "Sludge" (boue numérique) : des articles générés automatiquement, qui se citent entre eux, remplis d'erreurs, conçus uniquement pour capturer du clic. Nous arrivons à un point de rupture où trouver une information humaine, vérifiée et authentique devient un travail d'archéologue. La "forêt" d'Internet est en train de mourir, étouffée par le lierre synthétique.

Chapitre 4 : L'Économie de l'Attention et la Psychologie du Scroll

Au-delà de l'économie, il y a la psychologie. L'Enshittification est aussi une attaque cognitive. Pour maximiser les revenus publicitaires dans la phase 2 et 3, les plateformes doivent maximiser le "Temps passé". L'outil le plus efficace pour cela n'est pas la qualité, mais l'addiction.

Les algorithmes de recommandation (TikTok, Reels, YouTube Shorts) ont basculé d'un modèle de "Recherche" (je trouve ce que je veux) à un modèle de "Flux" (on me donne ce qui me retient). L'algorithme a découvert une vérité sombre sur la psychologie humaine : nous réagissons plus fort à la haine et à la peur qu'à la joie. Pour vous garder sur la plateforme, Facebook ou X vont donc privilégier les contenus clivants, les fausses nouvelles scandaleuses et les débats stériles.

L'Enshittification de l'expérience utilisateur (plus de pubs, plus de bruit) s'accompagne donc d'une Enshittification de notre santé mentale. Nous sortons de ces sessions de scroll épuisés, en colère, et mal informés. La plateforme a gagné quelques centimes de pub, et nous avons perdu un peu de notre sérénité et de notre cohésion sociale.

Chapitre 5 : Le Retour du "Small Web" et de l'Artisanat Numérique

Le tableau semble apocalyptique. Sommes-nous condamnés à vivre dans ce centre commercial numérique délabré ? Non. Une résistance s'organise. Et ironiquement, le futur ressemble beaucoup au passé.

Face à l'effondrement des plateformes géantes, nous assistons à la renaissance du Small Web (le Web Petit/Indépendant).

1. Le retour du protocole (Fediverse)

Des technologies comme Mastodon ou Bluesky (via le protocole AT) tentent de recréer un web décentralisé. Ici, personne ne possède la plateforme. Vous pouvez changer de serveur comme vous changez d'opérateur mail. Il n'y a pas d'algorithme opaque qui décide ce que vous voyez. C'est le retour à l'ordre chronologique et au choix humain.

2. Le "Digital Gardening" (Jardinage Numérique)

De plus en plus de créateurs abandonnent les réseaux sociaux pour revenir au Site Web Personnel et à la Newsletter.

• Sur votre propre site, vous définissez les règles. Pas de pubs si vous ne le voulez pas. Pas de censure arbitraire.
• La Newsletter (Email) est le seul canal "incassable". Google ne peut pas vous empêcher d'envoyer un mail à vos abonnés. C'est une relation directe, sans intermédiaire algorithmique.

3. La recherche de l'Authenticité (Anti-IA)

Alors que le web se remplit de contenu synthétique, la valeur de l'humain explose. Nous allons voir émerger des labels "100% Humain". Les communautés fermées (Discords, Slacks privés, Forums spécialisés) redeviennent des refuges où l'on est sûr de parler à de vraies personnes. On quitte la place publique bruyante pour revenir dans des salons privés.

Chapitre 6 : Le devoir de Souveraineté Numérique pour les entreprises

Pour les entrepreneurs et les marques, la leçon de l'Enshittification est brutale mais vitale : Ne construisez jamais votre maison sur un terrain que vous ne possédez pas.

Si votre business repose entièrement sur votre visibilité Instagram, sur le trafic venant de Google, ou sur vos ventes Amazon, vous êtes en danger de mort. Demain, l'algorithme changera. Demain, Amazon lancera un produit concurrent au vôtre ("Amazon Basics") et vous effacera des résultats. Demain, Facebook vous demandera de payer pour atteindre vos propres abonnés.

La seule stratégie viable à long terme est la Souveraineté.

1. Possédez vos données : Votre base de données clients est votre actif le plus précieux. Ne la laissez pas chez LinkedIn.
2. Possédez votre plateforme : Votre site web doit être le centre de votre univers, pas une simple vitrine. Il doit être capable de convertir et de retenir sans aide extérieure.
3. Diversifiez vos canaux : Ne soyez pas "Instagram-dépendant". Soyez omnicanal.

L'ère de la "croissance facile" grâce aux plateformes est finie. Nous entrons dans l'ère de la résilience.

Conclusion : Vers une Écologie du Web

L'Enshittification n'est pas une fatalité technologique, c'est une dérive économique. C'est le résultat de monopoles non régulés qui ont cessé de craindre la concurrence. Mais le web est vaste. Les géants sont peut-être en train de pourrir sur pied, mais les racines de l'internet libre sont toujours vivantes.

La solution ne viendra pas d'une nouvelle application miracle. Elle viendra de nous, les utilisateurs. Elle viendra de notre refus de consommer du contenu "poubelle". Elle viendra de notre volonté de payer pour de la qualité (journalisme, logiciels) afin de ne pas être le produit. Elle viendra de notre effort pour réapprendre à naviguer, à chercher, à curer notre propre information.

Le Web est mort ? Vive le Web.

Hidden Lab : La Résistance par le Code

Si vous avez lu cet article jusqu'ici, c'est que vous comprenez que la qualité n'est pas un détail. Dans un monde numérique qui s'effondre sous le poids de la publicité, des trackers et de l'IA médiocre, Hidden Lab fait le choix radical de l'artisanat.

Nous ne sommes pas une "agence digitale" classique. Nous sommes des architectes de la souveraineté numérique.

• Refus des Plateformes Fermées : Nous ne vous enfermerons jamais dans des écosystèmes propriétaires (type Wix ou Shopify) qui augmenteront leurs prix une fois que vous serez piégés. Nous développons du code sur-mesure, portable et durable.
• Performance Anti-Bloatware : Contre l'obésité logicielle qui ralentit le web, nous créons des sites ultra-légers, rapides et éco-conçus. Nous respectons le temps et la bande passante de vos utilisateurs.
• Design Éthique : Nous n'utilisons pas de "Dark Patterns" pour manipuler vos clients. Nous construisons des interfaces claires, honnêtes et élégantes qui inspirent une confiance immédiate.

Votre entreprise mérite mieux qu'un site jetable. Elle mérite une forteresse numérique capable de traverser les tempêtes de l'Enshittification.

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